Avec toutes nos prothèses externes, telles que nos ordinateurs et internet, nos téléphones portables, ou même les automobiles, nous sommes d’ores et déjà des cyborgs, même si ces excroissances ne sont pas encore intégrées à notre chair. Il s’agit d’extensions artificielles pour optimiser notre action sur le monde, ces outils utilisés au quotidien peuvent sans problème être considéré comme des prolongements de notre être au même titre que nos propres membres. Même sans parler des pacemakers et autres prothèses médicales, toutes sortes d’électronique pratique ou de confort ne devraient pas tarder à passer la frontière de notre peau. Les prothèses externes se miniaturisent de plus en plus et se rapprochent toujours plus de notre corps, comme, par exemple, ces nouveaux téléphones portables miniatures qui se fixent autour de l’oreille. Il n’y a qu’un pas avant que certains composants du téléphone soient insérés dans le lobe de l’oreille, aussi facilement que pour une boucle d’oreille installée au pistolet. En moins réjouissant (si le précédent l’était) les puces d’identification greffées sous la peau de chaque citoyen-ne sont aussi sérieusement envisagées. La technologie est déjà au point et n’attend plus qu’une bonne occasion d’être mise en pratique (si quelqu’un-e a de la doc à ce sujet…).
La frontière entre nos corps et nos outils sera encore moins nette lorsque se développeront toutes les technologies de bioélectronique. L’usage de composants biologiques dans la micro-informatique est la prochaine étape pour la miniaturisation et l’accroissement des capacités de nos machines. A la question « quelle sera la musique de demain » le musicien Richard Pinhas répond : «De même qu'il y a eu l'analogique puis le digital, on assistera a une mutation "bio-organique" silico-neuronales des machines et interfaces à produire des sons. Comme on est passé du carbone au silicium, nous allons passer du silicium au "Neuronium". Des réseaux de neuronium(s) ! On obtiendra alors des cyborg-mutants qui écouteront une musique produite par des neurones sonores en réseaux.» Et d'ici qu'un bio-walk-man puisse s'intégrer à notre cerveau puis être ajouté à notre génome, et ainsi devenir héréditaire, il ne restera plus la moindre trace de frontière entre l'outil et l'individu. On pourrait même oublier après quelques générations ce qui est "d’origine" et ce qui a été ajouté par des biais technologiques parmi nos qualités innées.
Même si la reprogrammation génétique humaine reste encore pour le moment de la science-fiction et que les techniques semblent encore relativement loin d’être acquises, il est clair maintenant que ces "prodiges" sont accessibles. Ce n’est qu’une question de temps.
Un obstacle supplémentaire, autre que technologique, pour la "mutation" cybernétique de l’espèce humaine sera plutôt d’ordre psychologique et culturel. Mais, avec le temps, on trouvera toujours de bonnes raisons de changer nos points de vue pour finir par penser comme le personnage central
d'"Isolation" de Greg Egan : "Pensez-vous honnêtement que le câblage de notre cerveau, qui nous vient de la sélection naturelle, des aléas de notre vie et de nos efforts - en grande partie inefficaces - pour nous changer "naturellement" est un parangon de perfection ? D'accord, nous avons passé des milliers d'années à inventer des raisons religieuses et pseudo-scientifiques ridicules pour que ce que nous ne pouvions pas contrôler nous semble pour le mieux dans le meilleur des mondes. Dieu a dû faire un travail parfait - et si ce n'est pas Dieu, c'est l'évolution ; dans les deux cas, toute altération serait un sacrilège. Et ça va prendre longtemps pour que notre culture s'extirpe de toutes ces conneries. Mais regardez la vérité en face : toutes ces excuses dépassées ne servaient qu'à nous éviter de désirer ce que nous ne pouvions pas obtenir."
Et bientôt, si les civilisations technologiques perdurent, nous pourrons l’obtenir.
Il ne s’agit pas ici de s’enthousiasmer pour les progrès technologiques ni de les dénoncer mais de simplement constater que ces choses entrent dans le champ des possibles. Et il y a inévitablement des leçons à tirer de ces réalités sur notre compréhension du réel et notre vision indécrottablement essentialiste des choses de la vie.
Les manipulations technologiques amènent aussi les scientifiques à créer (ou découvrir) des états de la matière jusque-là inédits — comme pour les réseaux de neuronium. Ou tout au moins à en mettre certains états, préexistants mais n’entrant dans aucune catégorie, en évidence. Avec la culture de tissu, on pourra aussi se faire cultiver des organes de rechange en dehors de notre corps à partir d’une simple cellule, et c’est encore les limites intimes de l’individu qui seront remises en cause. Ce sont des frontières entre des états et des catégories qui nous semblaient pourtant indéboulonnables, comme les frontières entre le vivant et le non-vivant. Le collectif TC&A a travaillé sur la notion d’entités semi-vivantes (Tissu Culture & Art - Oron Catts, Ionat Zurr & Guy Ben-Ary). «Cette émergence d'une nouvelle catégorie d'êtres/objets, située sur la ligne de fracture de nos visions dichotomiques du continuum de la vie, pourrait devenir de plus en plus évidente à mesure qu'augmentent nos capacités de manipulation du vivant. Puisque ces créations seront dotées de plus ou moins de vie et de sensibilité, nous établirons de nouvelles relations avec nos objets, notre environnement et avec le concept même de vie. Des parties de notre corps (actuellement de simples fragments) pourront êtres maintenues hors de nous comme des entités autonomes indépendantes. Quelles sortes de relations allons-nous établir avec ces entités ? En prendrons-nous soin ou en abuserons-nous ? Où les entités semi-vivantes vont-elles être situées dans le continuum de la vie, et comment cela affectera-t-il notre système de valeurs concernant les organismes vivants, y compris notre propre corps (malade et sain) et notre conception du moi.»
Dans leur performance "Cuisine Désincarnée", T.C&A opère une biopsie (prélèvement chirurgical d'un fragment de tissu du corps vivant) sur une grenouille pour ensuite cultiver les cellules dans un "bioréacteur" et constituer ainsi de la viande "sans victime". Une fois les cellules prélevées, la croissance est infinie tant que le steak en devenir se trouve dans le "bioréacteur", on peut parfaitement imaginer une montagne de viande créée à partir de quelques cellules microscopiques. Et la manger.
Une étudiante végétalienne du cours Vivoart du groupe T.C&A a, elle, décidé d'aller plus loin dans l'expérience : «Elle a suggéré de prélever une biopsie de ses propres cellules, plutôt que d'infliger un stress physique et psychologique (même temporaire) à un autre animal. Nous pourrions ainsi cultiver des steaks faits de notre propre chair.»